MCG #56 : Que représente la fraude fiscale en 2024 ? (Interview Briot-Hadar 1/2)
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Que représente la fraude fiscale en 2024 ? (Interview Briot-Hadar)
Après plus de dix ans d’expérience au sein d’institutions tant publiques que privées, Julien Briot-Hadar a fondé BH Consulting, une société de conseil spécialisée dans la compliance. Il y apporte son expertise en prodiguant des conseils et en animant des formations destinées aux acteurs de la banque de détail, de la banque de financement et d'investissement, de la gestion d’actifs, de l'assurance, ainsi qu’aux gatekeepers, les accompagnant dans la gestion des défis complexes liés à la conformité. Il dispose également d’une expertise reconnue sur le continent africain (Afrique centrale et de l’ouest, Maghreb).
En tant que conférencier, Julien partage avec enthousiasme ses connaissances dans des institutions telles qu’HEC Paris et l'ESSEC, où il s'efforce d'analyser en profondeur l'impact des nouvelles technologies sur le domaine de la compliance. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la lutte contre la fraude fiscale, dont "Dans les méandres de la fraude fiscale" aux Éditions Legitech, ainsi qu’un second ouvrage à paraître en mai 2025, intitulé "Guide pour lutter contre la fraude fiscale en entreprise", publié aux Éditions Vuibert. Il a également co-dirigé l’ouvrage collectif « Les apports de l’IA à la compliance : Confiance ou défiance ? », publié aux Éditions L'Harmattan.
1 - Quelle réalité recouvre la fraude fiscale en 2024 dans l’Union européenne ?
La fraude fiscale reste un problème préoccupant au sein de l'Union européenne en 2024, avec des estimations variables, quoique toujours considérables, sur le manque à gagner pour les finances publiques.
Une étude réalisée en janvier 2019 par l'Université de Londres évaluait cette perte annuelle en recettes fiscales entre 750 et 900 milliards d’euros pour l’ensemble des États membres de l'Union européenne selon les méthodologies et les hypothèses retenues pour les calculs.
Plusieurs pays se sont attelés à évaluer la fraude fiscale à leur échelle nationale :
États-Unis (années 1980) : pionniers en la matière, les États-Unis ont été les premiers à publier régulièrement des données non seulement sur la fraude et l’évasion fiscales, mais aussi sur un concept plus large : celui de l’écart fiscal[1] (tax gap). Cette approche novatrice a rapidement été adoptée par plusieurs autres nations.
Royaume-Uni (2005) : depuis 2005, le Royaume-Uni, par l’intermédiaire de son administration fiscale, His Majesty’s Revenue and Customs (HMRC), réalise une estimation annuelle de l’écart fiscal, apportant ainsi une meilleure compréhension des dynamiques fiscales du pays.
Italie (2011) : Depuis 2011, le ministère des Revenus et le ministère de l’Économie et des Finances italiens publient chaque année un rapport intitulé Rapporto sull'evasione fiscale e contributiva, offrant une analyse détaillée de l’évasion fiscale, en utilisant diverses méthodologies et en prenant en compte différents types d’impôts.
En 2019, la Cour des comptes française notait qu'au sein d’un échantillon de 58 pays membres de l'OCDE, plus de la moitié avaient déjà engagé des démarches pour évaluer l’écart fiscal.
En revanche, en France, aucune mesure officielle n'a été mise en place à ce jour pour établir une estimation comparable de la fraude fiscale. En conséquence, la Direction générale des Finances publiques (DGFiP) ne dispose pas d’une estimation statistique de l’évasion ou de la fraude fiscale. Cette situation place la France en retrait par rapport à d'autres pays, qui ont depuis longtemps intégré des mécanismes permettant d’évaluer ces manques à gagner fiscaux. Toutefois, une étude est fréquemment citée par les spécialistes de la lutte contre la fraude fiscale, celle du syndicat Solidaires Finances Publiques — premier syndicat représentatif des agents du ministère des Finances. En 2017, cette étude évaluait l’évitement illégal de l’impôt à un montant se situant dans la fourchette la plus haute, suggérant qu'elle pourrait atteindre jusqu'à 100 milliards d'euros.
2 - A-t-on des schémas de fraude symptomatiques ?
Il est essentiel de différencier plusieurs formes de fraude, qui se sont amplifiées avec la digitalisation.
La fraude à la TVA, particulièrement la fraude "carrousel", demeure l’un des schémas les plus problématiques à l’échelle européenne. Cette fraude, qui exploite les défaillances des systèmes de collecte de la TVA au sein de l'UE, consiste à faire transiter des biens ou des services entre différents pays européens pour récupérer indûment des remboursements de TVA, souvent via des entreprises fictives ou des sociétés écrans. Ce phénomène représente une perte de recettes fiscales considérable pour les États membres et nécessite des mesures de coordination accrue au sein de l’UE.
Source : DGFiP
Une autre forme de fraude très en vogue consiste en la domiciliation fiscale frauduleuse, où des entreprises ou des particuliers exploitent les disparités entre les régimes fiscaux des différents États membres pour se soustraire à leurs obligations fiscales dans leurs pays de résidence ou d’activité. Ces schémas sont rendus possibles par l’opacité des structures fiscales internationales et la faible coopération entre certains États en matière de transparence des informations fiscales.
Avec l'essor de l'économie numérique, un nombre croissant de fraudes se développe autour des transactions électroniques et des plateformes en ligne. La fraude à travers les crypto-monnaies, l’omission de déclarations de revenus générés sur des plateformes telles que les marketplaces en ligne ou les réseaux sociaux, ou encore les opérations de "trade-based money laundering" (blanchiment d'argent par le biais de transactions commerciales falsifiées) représentent de nouveaux défis pour les administrations fiscales.
3 - Et existe-t-il toujours une menace sur la fraude fiscale des particuliers ?
En ce qui concerne les particuliers, les principales stratégies de fraude fiscale reposent fréquemment sur l’utilisation de trusts ou de fondations. Le trust, une institution juridique d'origine anglo-saxonne, repose sur un mécanisme contractuel unique qui sépare le droit de propriété, un principe inconnu du droit civil français. Dans ce cadre, le constituant du trust transfère des biens sous la gestion d’un administrateur, appelé trustee, qui les administre au profit des bénéficiaires désignés. Ce dispositif peut être détourné pour dissimuler la détention d’un patrimoine, échapper à la taxation des revenus ou des gains générés par les biens placés dans le trust, ou encore pour transférer des actifs sans que ceux-ci ne soient soumis aux droits de donation ou de succession.
Depuis l’adoption de la loi n° 2011-900, entrée en vigueur le 31 juillet 2011, des ajustements du code général des impôts ont été effectués pour imposer les transmissions à titre gratuit opérées par le biais de trusts ou de structures similaires telles que les fondations familiales.
Par ailleurs, ces réformes ont permis d’inclure les avoirs placés dans un trust dans le champ de l’impôt sur la fortune immobilière. Des obligations déclaratives ont été instaurées, permettant ainsi à l’administration fiscale de contrôler plus efficacement le respect de ces nouvelles mesures. Cependant, la mise en œuvre de ces contrôles se heurte à plusieurs obstacles, tels que le manque de coopération de certains États, les difficultés d’identification des créateurs de trusts et de leurs bénéficiaires, ainsi que la jurisprudence qui a limité l’application de la loi de 2011 concernant les trusts.
En parallèle, d’autres pratiques frauduleuses incluent la domiciliation fiscale fictive. Cette stratégie consiste à faire apparaître une personne physique comme domiciliée à l’étranger alors qu’elle réside en réalité en France. Ce stratagème permet à la fois d’éviter l'impôt en France et de bénéficier de régimes fiscaux plus avantageux dans d’autres pays. De surcroît, il est utilisé pour éluder les droits de succession en France en cas de décès du contribuable.
Enfin, certains particuliers utilisent des sociétés étrangères pour détenir des biens immobiliers, notamment à Monaco, dans le but de masquer à l’administration fiscale française la propriété de ces biens immobiliers, lesquels sont pourtant soumis à l’impôt sur la fortune immobilière. Cette forme de dissimulation repose sur des chaînes de détention complexes et l'utilisation de financements via des comptes courants d'associés inscrits au passif des sociétés. En manipulant ainsi les valeurs déclarées des biens immobiliers, ces contribuables peuvent faire en sorte que leur patrimoine reste en deçà du seuil d’imposition à l’impôt sur la fortune immobilière, fixé à 1 300 000 euros.