MCG #29 : la lutte anti-corruption comme mission (interview)
Farah Zaoui est fondatrice et gérante de la société Probitas, un cabinet de conseil et de formation spécialisé dans la diffusion de la culture de l'éthique dans les organisations publiques comme privées. Très active sur Linkedin, elle publie chaque mois une newsletter avec toute l’actualité liée à la lutte contre la corruption. Elle est référente déontologue pour les élus de la ville de Bobigny (93). Enfin, elle est intervenante dans le Mastère Juriste Compliance de l’ESMD.
1/ Après ton expérience de 3 ans à l’association Anticor, tu as décidé de devenir consultante anti-corruption et non avocate. Toi qui es juriste, peux-tu expliquer ton choix ?
Mon choix répond à trois logiques :
Mon positionnement est une conséquence de mon parcours : j’ai passé 3 années au service de l’association française phare en matière d’anti-corruption et l’intégralité de mon temps a été consacré au phénomène corruptif, ce qui m’a permis d’appréhender la complexité du sujet. Mon quotidien était tourné vers le contentieux pénal, avec des dossiers emblématiques, la veille, le traitement d'alertes venant de la France entière et le plaidoyer de l’association.
Ma légitimité vient de cette expérience singulière dans l’écosystème compliance en France. Ma passion et mon engagement sincère sont aussi un facteur différenciant apprécié de mes clients.
Question pratique, le titre d’avocat est inutile pour ma mission : ce titre relève d’un « jeu de statut » qui ne m’intéresse guère. J’ai l’intime conviction que la seule légitimité à rechercher doit être celle provenant de la reconnaissance des personnes que l'on accompagne et non d'une image sociale que l’on renvoie.
Je disposais d’un bagage solide et rajouter un titre d’avocat n’aurait rien rajouté à ma compétence. Mon expérience a été forgée sur le terrain, non sans difficultés, avec des réalisations concrètes et vérifiables.
Je ne ressentais pas le besoin de validation extérieure qui passerait par le fait de rejoindre un ordre ou une profession prestigieuse comme support d’une expertise.
Le seul avantage qu’aurait le statut d’avocat serait de pouvoir faire des consultations juridiques personnalisés et ce n’est pas la raison d'être de Probitas.
Enfin, le positionnement de certains avocats me semble contre-productif :
Ils pensent être seuls compétents —> il ne faut pas confondre la défense et le conseil des personnes mises en cause ou des parties civiles dans des affaires de corruption, qui relève du monopole d’avocat, avec la lutte anti-corruption dans sa globalité. La lutte contre la corruption est un enjeu sociétal et démocratique dont tous les citoyens peuvent et doivent s’emparer. En réservant cette lutte à des experts du droit, comme les avocats, c’est méconnaître le caractère multi-factoriel du phénomène.
Ils sont très légalistes —> Etre un bon juriste est un bon début mais ne suffit pas. Je souhaite faire comprendre aux responsables publics et privés que la mise en place de mécanismes déontologiques ambitieux se situant parfois au-delà de ce que prévoit la loi les protège. A mon sens, la culture a un poids considérable sur l’appréhension de la corruption dans les collectivités territoriales où des pratiques et usages sont légion. Pareillement au sein des cabinets ministériels où les causes de corruption sont sensiblement différentes.
Ils ont une approche « dans le doute passez au feu orange» —> j’aimerais que l’on sorte de la logique du conseil juridique timoré partant du principe, qu’au pire on défendra l’élu ou le responsable en cas de souci. Pour avoir traité des centaines de dossiers dans mes anciennes fonctions, je sais que c’est un jeu 100% perdant : pour le responsable mis en cause et perturbé dans ses missions pendant des années et pour la société dans laquelle se développe un sentiment de “tous pourris”.
Mon approche est d’autant plus exigeante que je me situe bien en amont du contentieux, notamment pénal que j’ai bien connu et que je suis toujours avec grande attention dans ma newsletter mensuelle. Je ne pourrai pas défendre les personnes que je conseille s’ils ne suivent pas mes avis et ce n’est d’ailleurs pas mon rôle. La prévention de la corruption, c’est avant tout une démarche de responsabilisation.
En définitive, j’agis davantage sur les causes que sur les conséquences.
2/ Ton approche relève de la “mission”. Penses-tu qu’il existe des limites à ne pas dépasser en tant que porteuse d’une mission ? Comment appréhendes-tu les réactions négatives sur l’anti-corruption, notamment dans le contexte de la vie publique française ?
La limite est celle de l’honnêteté intellectuelle. Promouvoir la probité, la transparence et l’exemplarité passe déjà par soi-même.
Je me fais accompagner d’un point de vue juridique, comptable et fiscal pour éviter tout impair. Je fais preuve de transparence sur ma manière de travailler et répond aux questions dans la limite de ma vie privée. Je veille aussi à prévenir mes propres conflits d’intérêts et me met en retrait de sujets ou de contrats quand cela nécessaire. J’essaye de faire de mon mieux pour rester cohérente.
Lutter contre la corruption, cela demande aussi de prendre du recul pour conserver un ancrage clair et de ne pas se laisser engloutir par ses opinions. Il ne s'agit pas d’un secteur neutre et l’on peut être touché par une situation et en faire une généralité.
Concernant les réactions négatives, il suffit parfois de rappeler mon dernier intitulé de poste pour que le sang de mon interlocuteur ne fasse qu'un tour. Je suis consciente des réactions épidermiques que ce sujet peut susciter et j'en joue dans ma communication digitale. La déontologie et l’éthique sont des sujets qui ramènent à des valeurs d'intégrité, de droiture et d’honneur qui quand elles sont mises en cause heurtent. Cela demande donc un positionnement nuancé et empathique pour ne pas froisser les acteurs qui ont les clés en main pour faire avancer la lutte contre la corruption.
3/ La fonction de référent déontologie d’une collectivité territoriale a été créé récemment. Peux-tu expliquer ce rôle ? Qu’est ce qui n’est pas défini par la loi et sera précisée par la pratique ?
La loi 3DS a créé la fonction de référent déontologue chargé de conseiller les élus locaux dans le respect de leurs obligations déontologiques inscrites à l’article L.1111-1 CGCT.
Le but est de permettre aux élus, à l'instar des agents publics pour qui le dispositif existe depuis plusieurs années, de bénéficier d'un contact de confiance à saisir en cas de questionnements déontologiques à l'occasion de leur fonction.
Un décret d'application est paru le 6 décembre 2022 précisant les modalités de choix de ce référent, les incompatibilités et l'organisation de la fonction. Toutefois, le décret est large et laisse énormément de latitude aux collectivités territoriales pour fixer ce nouveau cadre.
Le déontologue sera chargé de traité les saisines des élus tout en mettant en place un processus de traitement confidentiel et en délivrant des avis qui n’ont pas de force obligatoire
A mon sens, il a pour fonction d’accompagner au développement d'une culture éthique et de prévention des risques de conflit d'intérêt chez les élus locaux particulièrement exposés.
C’est une nouvelle fonction que j'aborde avec humilité. Elle se forgera par la pratique et en fonction des questions que l'on aura à traiter et donc des particularismes locaux. L'idée étant de ne plus laisser les élus isolés face à des questionnements parfois complexes et qui nécessitent un avis indépendant.
La déontologie est une démarche de responsabilisation. C'est guider les élus dans leur prise de risques, en toute connaissance de cause. Le déontologue n'a pas à trancher et dire ce que doit faire l'élu.
Le principal enjeu reste de faire connaître la fonction de déontologue et que ce dernier soit saisi préventivement. La difficulté de ces missions de référents, qui ont tendance à se cumuler, c'est de sous-estimer la puissance du levier préventif que constitue la maîtrise des règles déontologiques.