MCG #27 : Sanctions, conformité et guerre économique (interview)
Comment les entreprises françaises peuvent s’adapter
Paul-Arthur Luzu a été associé d'un cabinet d'avocats au Moyen-Orient avant de fonder un cabinet de conseil, notamment sur les questions de sanctions et de crypto-actifs. Il est le co-auteur de "Entre Dollar et cryptomonnaies: Le défi des sanctions pour l'Europe", paru en 2022 aux éditions Arnaud Franel.
1/ Le sujet des sanctions internationales a été très médiatisé en 2022 avec la Guerre en Ukraine. Quel a été l’impact de ces sanctions sur les sociétés ?
On n’a jamais autant parlé des sanctions qu’en 2022 puisque la Russie a battu le record du pays le plus sanctionné, 20 fois plus que l’Iran, et que l’Union Européenne envisage déjà une dixième vague de sanctions.
Pourtant, les sanctions économiques ont longtemps été un sujet mineur, loin derrière le blanchiment, pour les entreprises de taille intermédiaire peu concernées par les pays sensibles ou les produits stratégiques.
Les sanctions sur la Russie, dont le volume et la médiatisation a dépassé tous les records, ont agi comme un révélateur. Si le secteur financier est affecté, toute l’activité économique l’est également.
Les traditionnelles restrictions à l’export ou les interdictions de vol ont un impact très localisé. En revanche les sanctions portant sur le système financier ont un impact global : gel des actifs de Banques Centrales, comme pour l’Iran ou la Russie, interdiction d’utiliser l’omniprésente messagerie interbancaire SWIFT (soit de facto une coupure des banques locales avec le reste du monde), interdiction d’utiliser le Dollar etc.
Cela est dû à l’omniprésence du Dollar dans le système financier (notamment via les chambres de compensation) et à l’extraterritorialité du droit américain qui s’applique dès qu’il y a un lien, même ténu, avec le dollar, soit l’immense majorité des transactions. Dans ces conditions, toutes les sociétés sont susceptibles d’être sanctionnées et doivent donc tenir compte des sanctions dans leur conformité.
2/ Concrètement, comment les sanctions américaines constituent un obstacle au commerce ?
Les sanctions omniprésentes et les amendes phénoménales qui s’ensuivent, aucune banque n’a oublié le cas de la BNP, en sont la cause. Leur volume a considérablement augmenté sous Trump puis Biden :
Hausse du nombre d’entités et secteurs concernés (jusqu’au large secteur du ‘manufacturing’ en Iran) ;
Hausse des sanctions de nature systémiques (par exemple l’interdiction de recourir à SWIFT) ;
Hausse du caractère quasi automatisé des sanctions (via la combinaison des Executive Orders présidentiels et de textes fourre-tout comme le Magnitsky Act).
Il en ressort une grande imprévisibilité puisque le produit que je vends, la banque que j’utilise, le secteur dans lequel j’opère ou le partenaire avec qui je travaille peuvent faire l’objet de restrictions subites demain.
Dans ces conditions comment évaluer mon risque pour investir sereinement ?
À cette imprévisibilité s’ajoute une multiplication des institutions en charge, notoirement en sous-effectif, et à la documentation volontairement peu claire pour pousser les entreprises à demander des autorisations avec des questions portant sur des données stratégiques. De multiples entreprises européennes renoncent à ces marchés, pourtant légaux, tandis que des entreprises américaines obtiennent sans difficulté les autorisations requises. Or, trop de conformité comme arme économique est devenu contre-productif.
On peut désormais tracer une ligne continue de Pékin à Ankara en ne traversant que des pays soit menacés de sanctions soit sous sanctions massives constituant ainsi, pour la première fois, une bloc économique viable qui allie énergie bon marché, un tissu industriel varié et un large accès à la plupart des technologies de pointe. Le tout est desservi par des infrastructures grandissantes (Nouvelles Routes de la Soie et pipelines). Bientôt s’ajoutera à cela un système financier dédollarisé grâce à un panier de devises utilisé pour les transactions régionales et mêmes internationales. La venue du e-Yuan, une monnaie numérique de Banque Centrale, va compléter ce réseau. Il ne s’agit en aucun cas de remplacer le dollar mais d’offrir des alternatives viables et compatibles (ainsi la récente joint-venture de SWIFT en Chine suivie de tests d’interopérabilité). Les BRICS, en expansion continue, et l’Organisation de Coopération de Shanghai peuvent constituer le volet politique de ce bloc né grâce à aux excès des sanctions.
3/ Un monde financier multipolaire, grâce à une moindre dépendance au Dollar, est-il une opportunité pour une compliance moins détournée de sa finalité ?
Dans un monde unipolaire, les USA sont quasiment les seules à émettre des normes de conformité. Toute opposition formelle se heurte au choix rationnel des entreprises. Ainsi, la Blocking Regulation EU nous demande de ne pas respecter les sanctions extraterritoriales américaines.
Si j’arbitre rationnellement :
Côté UE, je risque une amende très peu appliquée et symbolique de mon État-membre ;
Côté US, je risque une amende monumentale avec l’empêchement de facto d’opérer internationalement.
De même, SWIFT, le système de messagerie bancaire, est présent dans la quasi-totalité des transactions bancaires mondiales, donnant un accès essentiel à l’information pour Washington. Utiliser un système alternatif, par exemple Target2 en Euro ou les équivalents russes ou Chinois, me limite considérablement.
Dans tous les cas, le choix de respecter le droit US est évident.
La conformité devient alors un instrument géopolitique détourné de ses objectifs.
On en arrive également à une sur-conformité stérilisante (appliquer des règles supplémentaires et/ou refuser de profiter des possibilités ouvertes). Si j’agis uniquement par peur de l’amende, alors il n’y a plus d’échange avec le régulateur pour faire évoluer les règles plus pratiquement. La multipolarité nous fait ainsi revenir à l’essentiel de la conformité, une réglementation efficace et pragmatique, pas une arme économique.
La multipolarité provient surtout de l’existence d’alternatives au dollar et à SWIFT, rendant Washington aveugle sur beaucoup de transactions. Enfin, ce sont certaines avancées technologiques qui vont faire la différence. Avec le e-Yuan, déclinaison sur la Blockchain de la monnaie chinoise, il deviendra possible de commercer sans passer par les banques commerciales. La technologie blockchain permet de tracer précisément les transactions et la Chine dispose d’un first mover advantage qui va lui permettre d’imposer ses standards technologiques. Pékin n’ouvrant pas ses données, l’UE va devoir refuser ou accepter le « certificat de conformité » donné par la Chine pour chaque transaction. Or, il s’agit cette fois de la monnaie fiat d’un État souverain au poids économique majeur, pas de cryptomonnaies décentralisées indépendantes ! La solution réside dans la mise en place, en cours, d’un e-Euro avec sans doute un KYC automatisé et harmonisé.
Au-delà du e-Yuan, toute la finance décentralisée et les smart contracts ouvrent de nouvelles perspectives. Les entreprises françaises ont là un levier formidable pour entrer en toute conformité sur ces marchés légaux mais de facto interdits par les USA … Si elles adaptent dès maintenant leur programme de conformité !